23 octobre 2014

In abstracto



"L'intellection est une opération absolue, qui n'a rien à faire de l'existence ou de la non-existence d'une chose, et qui consiste à appréhender la chose même ou sa quiddité."
 Matteo d'Aquasparta, Questions disputées sur la foi et la cognition, 13ème siècle

 
 Il y a des occasions où il convient de laisser couler son intuition sans essayer de la retenir. Particulièrement lorsqu'il s'agit d'appréhender des situations complexes ou de décrypter les ambiguïtés d'un discours. L'éducation moderne ne prépare plus l'intellect à ce type d'éventualités mais se satisfait en revanche de modéliser des caricatures thématiques, lesquelles simulations présentées comme scientifiques, seraient supposées représenter des situations réelles. Oui, réelles dans la vraie réalité ...

Le pseudo esprit rationnel, cette maladie chronique propre à l'occident donneur de leçons, a déjà causé de trop nombreux ravages dont le moindre n'est pas dans cet effort constant visant à dévaloriser la démarche théorétique ou les activités considérées comme étant purement intellectuelles.

Sous d'autres cieux et d'autres régimes, le poète ou le philosophe ont pu être honorés au même titre que l'empereur. Quant au sage assis tranquillement sur son séant à méditer, il n'était pas immédiatement suspecté d'être un fainéant qui rechigne à la tâche. Encore aujourd'hui, dans certains pays asiatiques réputés parmi les plus compétitifs, des familles modernes et cultivées s'honorent d'envoyer leurs adolescents les plus prometteurs faire un stage de quelques mois dans un monastère bouddhiste. Non pas pour y être instruits d'une quelconque religion, mais pour y apprendre les arts subtils de l'esprit ...

Mais la mode est aujourd'hui au démantèlement cognitif intensif et au moins disant culturel. Le nouveau système connectiviste met en ce moment même la dernière touche à l'entreprise d'assignation à résidence visant à nous empêcher d'évoluer librement dans le champ d'abstraction. Voyez et vérifiez donc par vous-même : déjà internet vous rend moins sûrs de vos souvenirs et sabote vos rêves à la racine. Vous n'avez même pas fini de taper vos instructions de recherche sur un moteur, que déjà s'allonge une liste censée prévenir tous vos desiderata. Mais surtout à vous couper l'herbe sous les pieds. C'est affligeant. Si l'on entend nous priver du plaisir même de formuler nos requêtes lexicales, que nous restera-t-il bientôt comme espace d'autonomie mentale ?
 
 




Illustration :

Rizières de montagne
Lyette Kyny Asie du Sud-Est
 

 

20 octobre 2014

Ou marcher dans le vide


Très jeune déjà on juge indispensable de s'installer dans les cercles connectés pour s'y creuser une petite niche. Et puis, à force de rentre-dedans et de tweets à la chaîne, on pourrait même envisager d'acquérir une certaine surface, commencer à gonfler la voilure et se forger une e-réputation. Parce que maintenant on ne raisonne plus qu'en termes de plateforme, il faudrait donc toujours à la pensée un logis, une adresse. Mauvais pli, l'affaire est mal engagée.

Il convient de le dire et de le répéter aussi souvent que nécessaire, la pensée n'a pas de localisation. Phénomène quantique par excellence, la pensée n'a pas vocation à stationner dans les situations ni même à la jonction des théorèmes, fussent-ils métaphysiques. La pensée n'excelle qu'à planer où bon lui semble, voler en une nanoseconde d'un bout à l'autre de l'éternité ou encore et tout simplement, marcher dans le vide.

La pensée opère toujours à la marge, dans l'intervalle subtil entre les vagues d'énergie, tout affichage sémantique n'étant en somme que le signal formel d'un processus réussi à l'instar du lumineux clignotement des étoiles lointaines. Alors quand la politique du nouveau web consiste à vouloir nous assigner à résidence, sans doute pour tenter d'enchaîner la pensée à d'influents circuits algorithmiques de prescription sociétale et idéologique, il s'agit de lui tirer l'échelle sans l'ombre d'une hésitation.

Les nouveaux parcs à thèmes proposés dans l'espace numérique laissent déjà entrevoir leur véritable destination, qui est le formatage d'une clientèle captive. Si les programmes en cours, comme tous ceux qui les ont précédés, nous paraissent à nous autres béotiens résulter de connaissances technologiques extrêmement sophistiquées, il n'en n'est généralement rien : leurres pour la pensée et marketing de masse. Ah! le puissant susurrement des mots magiques : cloud computing, crowd sourcing et autres e-tutoring. Le caractère culture populaire et bon enfant d'injonctions subliminales, du style : "Voyez comment nous, des geeks extraterrestres surdoués, prenons sur notre agenda déjà hyperbooké pour vous expliquer patiemment comment vous aussi pouvez développer votre intelligence".

Oui, bien sûr, mais non sans façon ! Poliment mais fermement. Sous prétexte d'être en phase d'apprentissage, on n'est pas obligé de tomber tête baissée dans tous les panneaux, car la démonstration est toujours à refaire même si la mémoire garde les empreintes d'expériences antérieures réussies. Les anciennes générations connaissaient le luxe de l'ennui mais aussi la liberté d'utiliser l'intellect à leur guise. De nos jours, c'est la pensée elle-même qui se trouve être l'enjeu de manœuvres organisées visant sinon à la domestiquer, du moins à la conditionner.

Penser à penser est déjà une forme de sauvegarde. En outre, s'exercer régulièrement à "penser dans le vide" est un bon entraînement de combat. Par ces temps qui s'annoncent troublés, mieux vaut éviter de se rendre trop dépendant d'artifices extérieurs si l'on tient à garder une certaine vivacité d'esprit et un semblant d'autonomie de jugement.


 

15 octobre 2014

La vie monacale du commentateur de weblog


Il n'y a pas d'heure pour les braves.

La journée de l'impétrant commence bien avant l'aube mais déjà dans le calme et la concentration les plus propices à ses activités scripturales. Il s'agit d'abord de s'assurer qu'aucun commentaire posté sur son blog préféré durant ses quelques heures de sommeil n'ait pu échapper à sa vigilance. Fébrilement, il passe en revue les interventions de la veille et ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire à la lecture de quelques mémorables passes d'armes dont il était parfois l'instigateur, sinon l'acteur. Le plus dur étant ensuite de tromper ce temps qui s'étire interminablement jusqu'au très attendu prêche matinal, qui lui tient lieu de nourriture spirituelle quotidienne autant que de prétexte à développer son propre génie rédactionnel.
 
Les divers travaux pratiques sont exécutés rapidement et en silence : toilette, collation matinale, ménage seront aussi expéditifs que superficiels. Sachant que l''activité principale d'un commentateur est essentiellement de commenter les commentaires plus que le sermon lui-même, (habilement arrangé autour d'un flou hagiographique du meilleur effet), il se doit d'être au mieux de sa forme et d'une vigilance à toute épreuve. Il lui est donc permis de consommer d'innombrables mugs de café fort ou pour les monastères les mieux dotés, des espressi en capsule "what else".
 
Ne pas s'imaginer cependant qu'il règne ici une ambiance de  franche camaraderie. Les autres frères-commentateurs réguliers sont en réalité des concurrents féroces plus que des collègues. Dans cet univers complètement dingue relooké aux couleurs du numeric-age, les moines ne sont plus des copistes mais des contributeurs à part entière. Dans la mesure où leurs interventions sont conséquentes et bien tournées, elles peuvent en effet contribuer à la réputation d'un blog tout autant que la qualité et la persévérance de l'auteur lui-même.

Le commentaire de weblog est néanmoins un genre littéraire éphémère et délicat qui tient plus du haïku japonais que de l'analyse critique. Qui se souvient en effet des perles d'avant-hier ... sinon leur propre rédacteur. Lequel se lève parfois nuitamment pour relire et savourer ses propres tournures et trouvailles, si peu mises en valeur par le défilé incessant des réparties qui se veulent plus spirituelles les unes que les autres.

La vie monacale du commentateur est ainsi faite de solitude, de frustrations et de petites joies. On entend parfois l'un ou l'autre pouffer dans sa manche pendant l'homélie introductive. Mais surtout, dès la messe dite, on les voit tous se précipiter sur l'encyclopédique Google pour y quérir l'indispensable matériel documentaire afin de resplendir comme un astre pendant quelques minutes exaltantes.







 
 

10 octobre 2014

Ceux qui scrutent les profondeurs



Subjuguée par le paradigme accrocheur et combien esthétique de fluctuation, notre époque en est venue à perdre tous ses repères. On sait à quel point l'apologie du changement représente de nos jours un argument de vente subliminal, porteur des promesses les plus fallacieuses et les plus vides de sens. Or à l'usage, le "syndrome du perpétuel fluctuant" se révèle n'être qu'une simplification paresseuse qui évite à la pensée d'avoir à se confronter à la notion de profondeur du champ. C'est typiquement la déformation de ceux qui ne raisonnent plus que par l'intermédiaire d'un écran : tout devient plat, lisse, laminaire, tout glisse. De temps en temps, il faut juste se souvenir d'avoir à exécuter une petite mise à jour, sinon tout se disloque ...

Bien entendu, on a tenté de nous refaire à ce propos le coup désormais classique de la philosophie extrême-orientale expliquée aux nuls. Les indispensables professeurs en sinologie et autres spécialistes du prêt-à-penser à l'intention du grand public ont doctement tenté de nous faire accroire qu'en chinois, penser signifie fluctuer. Comme les cours de la bourse, donc. Plus prosaïquement, il se trouve que le programme connectiviste est aujourd'hui en mesure d'accaparer et de brouiller l'espace mental avec ses lignes d'horizon enchevêtrées, tout en procurant l'illusion d'une gestion orchestrale de l'information (quel type d'information ?). La pensée se perd dans cette opacité du pléthorique, dans le contexte grouillant d'une multiplicité idéographique, mise en scène comme étant encyclopédique. Les critères de pertinence n'ont plus vraiment de sens ici ni de valeur, puisque toute phrase en vaut une autre. Le prétendu réservoir du savoir humain que serait internet n'est qu'un leurre pour la mémoire, tout ici se désagrège comme les châteaux de sable. L'addition de bribes documentaires hétérogènes ne fait pas une histoire.

Le fond de l'affaire (si l'on ose dire) est qu'en noétique, il n'existe pas de fluctuation, il n'y a que des paliers d'abstraction qui courent jusqu'à l'infini. C'est pourquoi la pensée ne peut que s'orienter spontanément vers l'espace des profondeurs, l'espace métaphysique ...





Illustration

"Vue de Tsukuda au clair de lune avec Dame au balcon "
de Utagawa Hiroshige





 

5 octobre 2014

Internet et l'inhibition de la pensée théorique


L'attraction cognitive exercée par le web et ses extensions mobiles n'a pas encore fait l'objet d'études approfondies, bien qu'on puisse déjà en déduire de manière intuitive certains effets secondaires des plus délétères. Notamment sur les jeunes générations, qui ne connaissent souvent en matière de gymnastique de l'esprit que le clic compulsif sur un lien hypertexte.
 
Le réflexe fort répandu qui consiste à prendre pour argent comptant tout ce qui est écrit noir sur blanc est en constante progression, malgré la soi-disant émergence d'une culture de la conspiration. La rencontre d'un cerveau et d'un monde virtuel offrant des ressources réputées inépuisables n'a pourtant aucune analogie avec la recherche d'un ouvrage dans une bibliothèque ou une librairie : ici, tout défile dans une fluctuation permanente qui n'est que miroitements de surface, le but étant visiblement de retenir l'internaute dans l'arène textuelle. Il s'agit donc de réaliser (et le plus tôt sera le mieux) que dans ce contexte le concept même de référence devient inopérant, car le processus du copier-coller entraîne des imbrications en chaîne à des niveaux si subtils qu'elles sont quasiment impossibles à détecter, même pour un robot.
 
Théoriser le web n'est donc possible qu'en mettant le système en perspective, ce qui suppose d'être encore en mesure de pouvoir s'en distancier. Dès lors comment attendre cela d'une génération qui n'a connu comme répertoire culturel que des données glanées sur divers sites et comme seule autorité professorale Wikipédia, où des bénévoles anonymes dont on ne connaîtra pas le degré d'érudition ni de neutralité composent et décomposent les articles au fil du temps !

Et pourtant il faudra bien sortir du cercle magique pour réfléchir et se donner une chance de définir ces nouvelles expériences cognitives et intellectuelles. Cela demande une indéniable forme de courage et osons le terme, un véritable saut dans le vide. Ce qui n'a rien d'anecdotique quand on songe qu'il paraît déjà incongru à certains d'envisager de remettre en cause les nouvelles procédures invasives que les grands opérateurs du web sont en train de mettre en place dans une passivité quasi générale ...

 
 
 
  

2 octobre 2014

Brouillage mental : les maîtres du puzzle



Le modèle connectiviste semblait devoir apporter une ouverture sur le monde, de même qu'une optimisation radicale des standards de l'information. Après quelques années d'internet à haut débit, on voit déjà qu'il n'en est rien. Bien au contraire, on constate que l'utilisateur compulsif des plateformes de connexion vit dans un univers parallèle qui est en vérité une sorte de brouillard opacifiant et neutralisant. Le surfeur ne "ride" pas, il est juste manipulé.

Il faut savoir que dans cette dimension l'information n'est qu'un leurre, une valeur d'ajustement qui dépend de critères fluctuants et parfois assez ésotériques. Les moteurs de recherche ne font d'ailleurs guère mystère du fait que les résultats de recherche placés en tête de liste correspondent plus à des créneaux commerciaux qu'à des bases objectives ou scientifiques. Pour le reste, il suffira de prendre pour exemple quelques uns de ces weblogs à l'aspect sobre et discret, généralement consacrés à des thèmes d'ordre politique, économique ou artistique. Certains d'entre eux offrent une véritable tribune ouverte aux lecteurs, lesquels ne se privent pas d'y exercer leur talent critique ni d'apporter quelque grain à moudre à ce moulin. En apparence, les commentaires s'alignent sagement les uns derrière les autres selon leur ordre d'arrivée, délivrant leur portion congrue d'information-désinformation. A y regarder de plus près on s'aperçoit avec stupeur que les interventions sont déplacées, décontextualisées puis recasées selon le bon plaisir du webmaster.

Dès lors on comprend bien que tout message peut être recyclé dans une nouvelle configuration, voire dans un sens très différent. Le  magicien qui sommeille en chaque créateur de blog sait bien être attentif aux signes les plus subtils et aux indices de transformation. Il ne se prive donc pas de brasser et rassembler les morceaux du puzzle qu'il compose et recompose avec la patience tranquille que seule peut conférer l'extraterritorialité du web.

A l'occasion on aura donc tout le loisir d'assister, médusé, à un détournement sémantique des propos des internautes sous la direction d'un chef d'orchestre invisible mais omniprésent. Les fils des commentaires sont savamment détricotés puis réarrangés, donnant une nouvelle tonalité à l'ensemble. Au final et si l'auteur du blog est un geek un peu artiste, on peut assister à l'émergence d'une symphonie harmonieuse où les propos épars des uns et des autres sont imbriqués dans un jeu de rôles quasi scénarisé. Les intervenants extérieurs ne sont au final que des pions circulant à leur insu sur le plateau d'un jeu complexe, à niveaux multiformes.