28 avril 2015

La saison des haies


Au printemps, les haies sont traditionnellement le lieu des rendez-vous romantiques à l'écart de tout regard indiscret. Elles abritent volontiers dans leurs profondeurs des conciliabules d'adolescents fomentant quelque entourloupe ou projetant de réformer le monde de fond en comble. La haie est aussi bien l'indispensable cachette où l'on peut tout perdre et tout retrouver. Et plus encore si affinités ...

 
 

En effet, la haie végétale est un symbole multiple et complexe : servant de refuge ou d'abri à toutes sortes d'animaux, elle protège les plantes fragiles des assauts du vent et des pas des promeneurs. Elle permet à diverses espèces d'y nicher et de prospérer dans une tranquillité relative. Pour l'habitant des haies, tous ces recoins calmes et secrets sont une aubaine inestimable. Et il y en a pour tous les goûts, du très ombreux au plus ensoleillé ...
 
Mais le jardinier qui conçoit sa haie le fait d'abord pour des motifs d'ordre et de cloisonnement : il veut séparer des espaces, forcer des destins à se plier à sa propre vision du monde. Il est ici le metteur en scène d'un microcosme à sa mesure.
 
Ce pouvoir puissamment métaphorique de la haie, certains politiques l'ont bien compris. Notamment au sommet de l'état français où l'on brasse beaucoup de concepts à la fois, ce qui a curieusement le don de susciter quelques vagues d'indignation. Estimant n'avoir rien de mieux à faire dans l'immédiat, le gouvernement a donc entrepris de dessiner quelques haies au crayon levé pour parer au plus pressé :
  • tenter de dissimuler ce qui ne devrait pas tomber entre toutes les mains;
  • savoir avant tout le monde se qui se trame sur les interwebs;
  • identifier d'éventuels terroristes en puissance (alibi central);
  • manipuler discrètement l'opinion;
  • espionner le bon peuple pour l'empêcher de faire/dire/penser des bêtises.

C'est mû par une précipitation assez inhabituelle que le gouvernement Valls II a donc fait voter le 19 mars 2015 son projet de la Loi sur le Renseignement. Dans cette optique de surveillance les "haies" ne serviront plus de planque accueillante, mais seront désormais envisagées comme des pièges espions, des boîtes noires destinées à recueillir et trier les données et métadonnées des connexions des internautes. Les opérateurs internet (fournisseurs d'accès, sites, hébergeurs) seront par conséquent mis en demeure de s'équiper en vue de la collecte d'informations sur les pratiques et itinéraires de leurs hôtes, notamment par le biais de dispositifs algorithmiques.
 
Dans ce contexte, ce ne sont plus des haies, mais des barrières qui nous sont opposées, des balises informatiques placées opportunément sur les routes virtuelles que nous empruntons, dans le but d'espionner encore un peu plus nos habitudes et d'analyser notre profil. 

Il est désormais assez légitime de se demander si le monde qu'on nous prépare pour demain ou après-demain fait encore envie ? On peut en effet concevoir quelques affreux doutes, surtout lorsqu'on a entendu le ministre de l'intérieur français, Bernard Cazeneuve, affirmer devant l'Assemblée nationale que "la vie privée n'est pas une liberté" !
 
 
 

15 avril 2015

Apologie du troll

 
Non, le troll n'est pas qu'un empêcheur de tourner en rond et de ronronner paisiblement entre soi. Il est aussi cette petite pluie de printemps providentielle et rafraichissante, qui permet à la végétation de s'épanouir et aux oiseaux de gazouiller sous l'ondée.

Antonio Casilli, spécialiste de la sociologie des réseaux, nous explique que "le troll est le négatif dialectique. Celui qui met les pieds dans le plat, casse les codes, conteste l'autorité. Son intervention est capitale dans le processus social. Il produit du débat et enrichit in fine la qualité du Web".
 
De fait, c'est en l'appréciant comme le Joker dans un jeu de cartes que l'on est le plus à même de percevoir sa véritable portée philosophique.

Les sociétés traditionnelles avaient bien compris que cette fonction perturbante était indispensable au maintien d'un certain équilibre des valeurs et l'avaient donc insérée de plein droit dans des rituels symboliques parfois complexes. On en voit encore quelques exemples de nos jours, comme dans les pratiques ancestrales du Carnaval.

Le Joker ou le troll viennent remettre en question ce que l'on prenait pour acquis. Ils ouvrent des brèches béantes dans le réel, permettant ainsi de "rafraîchir la pageselon l'expression consacrée dans le domaine informatique et la navigation sur le web. En une interminable fraction de seconde, envolées les habitudes, évanouies les certitudes. En cet instant panique le monde s'affaisse sur lui-même, le château de cartes s'effondre, laissant entrevoir de nouveaux horizons pleins de possibles.

Le Joker apporte toujours plus qu'il ne prend, car c'est précisément au moment où l'on perd pied qu'on apprend à voler en esprit, autrement dit à penser de manière autonome et créative. Et cet impondérable, même les sociétés les plus rigides doivent l'intégrer dans leurs systèmes.

Le jour où il n'y aura plus de troll pour mettre malicieusement la pagaille dans une assemblée trop sérieuse, il n'y aura plus personne pour penser. Les robots, ou les Autres, auront donc gagné la partie.

Mais une partie seulement ...